Par Pierre Marcelle
sur le site de Libé
Du sadisme banal
Eh bien, Vittorio de Filippis n’aura pas expérimenté pour rien les joyeusetés de l’interpellation matutinale, du soupèsement de testicules (dit «fouille au corps») et de la garde à vue. Son exposition médiatique a suscité partout en retour moult reportages de traumatismes dont on ne rapportera ici qu’un seul, établissant exemplairement que les voies de l’arbitraire fonctionnaire sont multiples, et vicieuses, et chafouines.
Le témoignage, de première main, est incontestable. Il intéresse un de ces multiples et étranges étrangers vivant en France dans le respect de ses lois, et dont l’administration contrôle le séjour – comme il sied dans un Etat bien policé. Le sujet, domicilié dans une avenue Roger-Salengro, n’évoque pas de coups de chaussures à clous assénés contre lui dans d’obscurs sous-sols préfectoraux ni d’aveux extorqués d’hypothétiques mauvaises fréquentations. A son encontre, nulle brutalité verbale ni physique. Juste une misérable ignominie consistant à le domicilier, lors du renouvellement de ses titres de séjour, Avenue Roger-Salnegro. Soit à une fausse adresse, susceptible de lui valoir, en cas de contrôle, les pires tracas. Peu enclin à aggraver son cas déjà patent (il est tout noir) en se plaignant, notre résident a bien tenté de croire à une coquille, mais la répétition du procédé, divers coups de téléphone passés auprès de son employeur pour vérifier son état civil et sa qualité, et les ricanements à peine dissimulés qui l’accueillirent lorsqu’il vint bien poliment faire rectifier ses papiers, l’en ont vite dissuadé. Il a choisi d’écraser et, dans un sourire contraint, subit cette saloperie comme le prix à payer pour son intégration : un bizutage, un «moindre mal», un sadisme ordinaire comme il en va du racisme, une humiliation supplémentaire à quoi sa couleur de peau l’expose et l’habitua, mais qui laisse un goût plus qu’amer quand c’est la République qui l’inflige.
A l’heure où s’écrivent ces lignes, les «incidents de caténaires» se poursuivent et Michèle Alliot-Marie est toujours ministre de l’Intérieur. Comme le fut sous le Front populaire le socialiste Roger Salengro qui, harcelé de calomnies par la presse d’extrême droite après qu’il eut ordonné la dissolution de ses ligues, se suicida en novembre 1936.
De la connerie ordinaire
Ainsi nous revient qu’en tentant la semaine dernière de déterminer ce qui branle dans le fonctionnement de l’Etat quand il bave, via sa police ou sa justice, nous avons gravement sous-estimé les paramètres de l’ignorance crasse, de la niaiserie satisfaite et, pour tout dire, de la bêtise «granitique», dans quoi Flaubert voyait «quelque chose d’inébranlable [et que] rien n’attaque sans se briser contre elle»…
C’est alors de connerie d’Etat qu’il faudrait parler en lisant mardi dans Libération le témoignage de Benjamin Rosoux, l’épicier «terroriste» de Tarnac, rapportant les termes de son interrogatoire par des flicards fantasmant, à la ferme du Goutailloux, de sombres affaires de drogues et d’affriolante luxure ; et de même en découvrant, dans le Monde du 4 décembre, cette sortie ahurissante d’un collaborateur de la ministre Alliot-Marie proclamant, à propos des «sabotages» de caténaires, qu’«en 1917, ça a commencé comme ça». Selon le locuteur que citait le confrère, ce qui «a commencé comme ça», c’est la révolution russe d’octobre 1917 !
On a beau savoir que bêtise et méchanceté ne sont pas incompatibles, on frémit à les découvrir aussi intimement appariées que Michèle Alliot-Marie et Alain Bauer dans la fabrication du concept d’«ultra-gauche, tendance anarcho-autonome».
D’une angoisse certaine
Ces mots-là n’ont rien d’innocent, quand le même projet qui les accoucha consiste à instiller dans les populations la peur de tout, mais qui n’est peut-être que la peur de l’Etat lui-même, confronté à une crise financière pas finie et une crise sociale à peine commencée. Et c’est très naturellement que ces mots reviennent pour évoquer les «émeutiers» d’Athènes ou de Salonique. Ainsi, mardi soir, comme par hasard et au détour d’un reportage de France 2, la jeunesse grecque se découvrit-elle d’«ultra-gauche» ! Où la confusion des mots traduit exemplairement celle de commentateurs sollicitant, pour qualifier la révolte des étudiants d’outre-Méditerranée, tantôt le précédent de Mai 1968, tantôt celui de nos «émeutes des banlieues» de l’automne 2005.
Et plus souvent l’un et l’autre à la fois, dans la perception d’un quelque chose qui n’effraie pas que Nicolas Sarkozy. En deux jours et deux nuits s’est réalisée là-bas la jonction entre une «bavure» policière, la crise de l’Union européenne et celle, mondiale, du capitalisme. Jusqu’à donner des idées à la jeunesse d’une Italie qui, en termes de chômage des jeunes et de corruption de l’Etat, ne se porte guère mieux que le voisin héllène. Cette peur qui transpire au plus haut niveau de l’Etat, ce n’est pas celle de «l’insurrection qui vient», mais celle, fondée par la crise ou fantasmée par les médias, de la grève générale.
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